
Dans l’imaginaire collectif africain et au-delà, chaque enfant a une place bien définie dans la hiérarchie familiale. L’aîné, c’est souvent celui qu’on écoute, celui qui montre le chemin. Les cadets, eux, apprennent, observent et suivent les traces. Quant au benjamin, il est souvent réduit à l’image du « bébé de la famille » qu’on voit comme l’enfant protégé, gâté voire dispensé des décisions majeures de la famille.
Mais derrière ce cliché tendre et supposé être bénéfique se cache une réalité bien différente. Les benjamins sont souvent écartés des discussions sérieuses, relégués à l’écoute et peinent à faire entendre leur voix dans les familles où l’avis des aînés pèse lourd. Ce silence tacitement imposé devient un poids émotionnel, souvent vécu dans l’ombre, loin des regards et jugements. C’est cette face cachée du rang de naissance que cet article entend explorer.
L’enfant souvent choyé, l’adulte qui veut être lui-même
« Les familles – parents, frères et sœurs – doivent comprendre qu’elles ne sont pas là indéfiniment. Donc, il faut apprendre très tôt à mettre les benjamins face à leur responsabilité, à leur faire comprendre les réalités de la vie. Il ne faudrait pas qu’on les traite différemment de l’aîné, même si celui-ci exerce généralement des responsabilités plus grandes. Ou des cadets. Qu’on les traite comme tout enfant et qu’on ne cède pas tout le temps à leurs caprices ». Il a fallu du temps à Anthelme Tohoun pour en venir à cette conclusion et recommandation.
La représentation du benjamin « choyé » est trompeuse. Car si les tendresses et la protection sont parfois au rendez-vous, elles s’accompagnent aussi d’un manque de considération pour sa volonté intrinsèque, ses choix et désirs personnels. Souvent, le benjamin doit attendre que tout le monde ait parlé pour oser s’exprimer, ou pire, se taire quand les aînés ont déjà tranché.
« Même à 25 ans, je n’arrivais pas à faire mes propres choix. Ma famille pensait toujours que j’étais fragile. Il fallait que mes décisions passent d’abord par mes aînés », confie M.E., une benjamine de 35 ans qui a requis l’anonymat.
Cette hiérarchie symbolique crée une forme d’effacement identitaire difficilement vécue. Le benjamin, pour se faire entendre, doit se battre deux fois plus. Non seulement contre les projections familiales, mais aussi contre l’invisibilisation de sa propre volonté.
« Pendant longtemps, on me voyait comme le petit garçon fragile, alors on ne me laissait pas vraiment m’exprimer. Mais à force de prendre mes responsabilités seul, ma famille a fini par reconnaître ma maturité », confie Anthelme Tohoun, graphiste designer, créateur de contenus.
En ce qui la concerne, bien qu’elle se sente « choyée à des moments donnés », Danielle Agassounon se sent aussi moins écoutée par moment. « Je me sens frustrée et incomprise plusieurs fois. Dans ces moments, je me donne à la force en priant », témoigne la jeune fille en début de la vingtaine. Un poids émotionnel que supportent la plupart des benjamins, qui peut déteindre sur leur personnalité et leurs relations avec les autres dans la société.

Toujours là pour les autres, jamais pour soi ?
Comme un aîné ou une aînée qui « sacrifie son avenir » pour la fratrie, il arrive aussi que le benjamin ou la benjamine en fasse autant. Il se trouve dans l’obligation de renoncer à un projet, un voyage, un rêve. Ceci, pour rester au chevet de parents malades ou en fin de leur vie. « Notre père n’est plus. On m’a demandé de rester auprès de maman. Mes frères et sœurs étaient trop occupés. Je suis restée, par loyauté. Mais à quel prix ? », lance M.E.
Dans la préparation de cet article, certains benjamins contactés ont décliné la demande d’entretien estimant que c’est un sujet d’ordre intime. Bien que cela paraisse évident, il peut s’en dégager une volonté de rester bienséant envers la famille en gardant pour soi la gêne.
Cette charge mentale se trouve alors amplifiée par l’attente tacite que le benjamin soit aussi celui qui garde la paix familiale. Celui qui ne fait pas de vagues, arrondit les angles, prend sur lui sans déborder. Un rôle affectif lourd, souvent invisible, mais pesant une dette silencieuse.
« De ma position, les aînés m’épargnent plutôt les situations où il y a des responsabilités familiales aussi moindre soient-elles. Ils me protègent et ne veulent pas que je m’inquiète dans de pareilles circonstances », souligne Anthelme Tohoun. Désormais, renchérit-il, il est impliqué dans les prises de décision et la gestion des situations familiales. « Mon avis compte maintenant », se réjouit-il.
Quand les benjamins deviennent les dépositaires du lien familial
Au sein des familles africaines où les liens sont essentiels à l’équilibre collectif, les benjamins sont souvent investis d’une mission implicite de « gardien de lien », même quand tout le monde s’éloigne. Il leur revient de prendre les nouvelles des aînés, d’être au soin des autres. « C’est comme si je devrais rattraper les erreurs ou les absences des autres, à tout moment, et au détriment de ma volonté », déplore un benjamin anonyme qui travaille aujourd’hui sur lui pour prendre ses responsabilités.
Lorsque les benjamins décident, pour une fois, de penser à eux, de choisir leur voie, ils se heurtent à la désapprobation générale. On pointe sur eux le doigt, les accusant de changer ou de ne penser désormais qu’à eux-mêmes. Ainsi, même leurs tentatives de liberté sont perçues comme de la trahison ou de l’affront de l’autorité parentale ou des aînés. Ils doivent alors être astucieux pour pouvoir persuader les autres à comprendre leur envie de grandir librement.
« La super protection ne m’a pas donné la possibilité de choisir ce que je veux, de faire des choix qui me correspondent vraiment à des moments donnés. Mais j’ai compris que c’était plutôt à moi de les [les membres de la famille] amener à adhérer à ce que je veux, à leur montrer que je ne suis plus ce petit enfant-là qu’il faut protéger tout le temps, que j’ai grandi et peux prendre mes propres responsabilités et assumer mes choix. J’ai dû leur faire comprendre ça et c’est passé », témoigne Anthelme Tohoun.

Donner aux benjamins une vraie place à table
Selon Alfred Adler, psychologue autrichien, pionnier de la théorie de l’ordre de naissance, ce n’est pas l’hérédité mais la position symbolique dans la famille qui forge la personnalité. Une opinion que renchérit l’adage africain : « Un enfant non accueilli par la famille finira par allumer un feu pour sentir sa chaleur ». Il urge donc de les impliquer dans les décisions.
Les benjamins ne sont pas que ces « petits frères » ou « petites sœurs » fragiles à ménager. Ils sont des adultes à part entière, avec leurs désirs, leurs ambitions, leurs rêves propres. Pourtant, ils doivent souvent lutter contre le poids symbolique de leur rang pour exister pleinement. Il apparait équitable de repenser la perception qu’on a de ces derniers-nés.
Ceci, en accordant plus de place et en valorisant leur voix, en les écoutant sans jugement, avec bienveillance et en reconnaissant leurs sacrifices, même lorsqu’ils ne verbalisent pas. En bref, rééquilibrer les rapports générationnels en intégrant plus d’écoute, de nuance et d’équité.
Et vous, lecteur, en tant que benjamin, comment avez-vous vécu cette expérience et comment travaillez-vous sur vous-même pour vous affranchir de « l’enfant-bébé » que vous avez été ?
Emmanuel Mahoukpégo LOCONON





